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Résumé:
- ' L'année avait été rude. Je
m'étais cassé la gueule d'un toit où je
faisais le pitre. J'étais tombé du rebord de la
nuit, m'étais écrasé sur la Terre. Il avait
suffit de huit mètres pour me briser les côtes,
les vertèbres, le crâne. J'étais tombé
sur un tas d'os. Je regretterais longtemps cette chute
parce que je disposais jusqu'alors d'une machine physique
qui m'autorisait à vivre en surchauffe. Pour moi, une
noble existence ressemblait aux écrans de
contrôle des camions sibériens : tous les voyants
d'alerte sont au rouge mais la machine taille sa route. La
grande santé ? Elle menait au désastre, j'avais
pris cinquante ans en dix mètres. A l'hôpital,
tout m'avait souri. Le système de santé
français a ceci de merveilleux qu'il ne vous place
jamais devant vos responsabilités. On ne m'avait rien
reproché, on m'avait sauvé. La médecine de
fine pointe, la sollicitude des infirmières, l'amour
de mes proches, la lecture de Villon-le-punk, tout cela
m'avait soigné. Un arbre par la fenêtre m'avait
insufflé sa joie vibrante et quatre mois plus tard
j'étais dehors, bancal, le corps en peine, avec le
sang d'un autre dans les veines, le crâne
enfoncé, le ventre paralysé, les poumons
cicatrisés, la colonne cloutée de vis et le
visage difforme. La vie allait moins swinguer. Il fallait
à présent me montrer fidèle au serment de
mes nuits de pitié. Corseté dans un lit
étroit, je m'étais dit à voix presque haute
: ' si je m'en sors, je traverse la France à pied '.
Je m'étais vu sur les chemins de pierre ! Je voulais
m'en aller par les chemins cachés, flanqués de
haies, par les sous-bois de ronces et les pistes à
ornières reliant les villages abandonnés. Il
existait encore une géographie de traverse pour peu
que l'on lise les cartes, que l'on accepte le détour
et force les passages. Loin des routes, il existait une
France ombreuse protégée du vacarme,
épargnée par l'aménagement qui est la
pollution du mystère. Une campagne du silence, du
sorbier et de la chouette effraie. Des motifs pour courir
la campagne, j'aurais pu en aligner des dizaines. Me
seriner par exemple que j'avais passé vingt ans à
courir le monde entre Oulan- Bator et Valparaiso et qu'il
était absurde de connaître Samarcande alors qu'il
y avait l'Indre- et-Loire. Mais la vraie raison de cette
fuite à travers champs, je la tenais serrée sous
la forme d'un papier froissé, au fond de mon sac...
Avec cette traversée à pied de la France
réalisée entre août et novembre 2015,
Sylvain Tesson part à la rencontre d'un pays sauvage,
bizarre et méconnu. C'est aussi l'occasion d'une
reconquête intérieure après le terrible
accident qui a failli lui coûter la vie en août
2014. Le voici donc en route, par les petits chemins que
plus personne n'emprunte, en route vers ces vastes
territoires non connectés, qui ont miraculeusement
échappé aux assauts de l'urbanisme et de la
technologie, mais qui apparaissent sous sa plume
habités par une vie ardente, turbulente et
fascinante.
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